Espèces de formes (Fr)

Inès Mélia semble faire sienne cette assertion d’André Breton, en préface de la Révolution surréaliste : «Toute découverte changeant la nature, la destination, d’un objet ou d’un phénomène constitue un fait surréaliste.» Son approche synesthésique de la musique et de l’art l’a conduite à mélanger avec une dextérité déconcertante différentes formes d’expression – sculpture, photographie, peinture, céramique – qui se croisent et se réinventent constamment dans un dialogue fertile. Dans Domestic Life, rassemblement hétéroclite d’œuvres éphémères réalisées à partir d’objets du quotidien — mouchoirs brodés, vaisselles ou fromages empilés, fleurs, graines, chandelles, livres creusés — elle révèle une poésie de l’ordinaire. Son œuvre se construit, avec une certaine parodie, à partir de l’histoire générale des formes. Elle témoigne de la complexité de s’inscrire dans une histoire de l’art, à l’ère du monde digital où tout peut être repris, où la nouveauté absolue devient une espèce en voie de disparition.

Les premiers mois du confinement, ce temps d’oisiveté contrainte, lui ont inspiré la série Candlecheeses. Des bougeoirs en céramique en forme de totems incongrus composés de fromages divers, trouvés dans son frigidaire sont immortalisés dans la glaise pour en révéler les subtilités de formes, de motifs, de textures. Ici, elle renoue avec la tradition picturale de la vanité, en se concentrant sur le motif du repas et de la nourriture, à travers une déclinaison d’un théâtre de l’absurde du répertoire des fromages français, emblème du repas « gastronomique » national. À travers une série de saynètes, elle les assemble dans une série d’empilements instables et absurdes. Dernièrement, elle propose une nouvelle itération de cette série à travers un travail photographique figeant en images, ces étranges sculptures alimentaires, intitulée Espèces de formes, en référence à Espèces d’Espaces de George Perec.

«L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. […] Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement…), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire, car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie», écrivait Perec. De même, Inès Mélia tente toujours de transfigurer et de transmuter les objets et les formes, et par eux, le réel lui-même. La banalité extrême des formes vivantes, périssables ou malléables — ici, le fromage et la cire de bougie — se dévoile ainsi dans des jeux de composition qui peuvent prendre toutes les configurations imaginables. Comme un cadavre exquis, sans début ni fin, cette succession de photographies repose sur la juxtaposition libre et désinvolte d’éléments hétérogènes, où l’étrangeté naît de rapprochements insolites.

Consciente de l’hyper-saturation et de la séduction opérées par les images propres au monde contemporain, Inès Mélia interroge la capacité à produire de nouvelles formes, de nouvelles images, quelque chose de différent ou de dissonant à partir d’un répertoire existant. Après que le vocabulaire formel et les possibilités artistiques aient été réappropriés jusqu’à l’épuisement, elle prend le parti de révéler l’éloquence des formes banales. De la réalité la plus ordinaire jaillit un sentiment d’« inquiétante étrangeté » propice à changer notre regard sur les choses familières, à déconstruire nos convictions et nos a priori, à déceler ces myriades de particules d’inattendu qui s’immiscent quotidiennement dans nos vies.

En ce sens, elle s’inscrit dans un continuum formel millénaire. Elle regarde de l’histoire des formes et la culture visuelle avec ironie et lucidité, en contrepied du fantasme romantique des avant-gardes pour la modernité, la recherche de la nouveauté. Inès Mélia est consciente qu’aucune forme ne peut plus naître ex nihilo, mais que toutes peuvent être réinventées et transformées à tout moment. Elle nous rappelle que l’art et la création sont par principe, une chaîne interminable, de choses déjà existantes, et qu’il n’y a pas de création sans recréation. De la nuit des formes à nos jours, les formes, se déforment et se reforment sans cesse. Toute création aujourd’hui ne peut que s’inscrire dans une généalogie à travers laquelle les formes sont liées, enchevêtrées les unes aux autres, et réunies en une sorte « d’espèces ».

Dans Espèces de Formes, les formes s’incarnent différemment à travers la photographie qui vient capturer l’accélération des dégradations et déformations. À mi-chemin entre un Muybridge ou un Man Ray, il s’agit d’arrêter le temps d’un corps, d’une chose en mouvement, avant qu’elle ne s’érode, ne se déforme, ne se délite ou ne fonde, et en retour la soumettre à un arsenal d’aléas propre au processus photographique. Ce médium prétendu objectif face au réel est rendu malléable et imparfait, grâce à un jeu de procédés de déformation, de basse résolution, de distorsion, de mouvement, qui viennent introduire un certain degré d’abstraction et d’imprévisibilité dans l’image.

Inès Mélia révèle sous un nouveau jour ce qui constitue la narrativité et la plasticité des formes elles-mêmes, qu’elle soumet à différents effets de distorsion, de déformation, de dédoublement pour révéler d’autres états possibles du visible. En ce sens, elle cultive une certaine imperfection, voire les possibilités d’un ratage, en détournant les codes de la photographie, en abaissant ou floutant la résolution de l’image pour l’emmener sur les territoires de l’abstraction.

Les objets, bien que solidement ancrés dans la banalité du quotidien, sont pour Inès Mélia les vecteurs d’une poésie nouvelle. Elle vise à réinventer l’acte de création au prisme de l’absurde, du rêve, de l’inconscient, et convoquer ainsi, une autre expérience de la réalité. À l’instar d’André Breton, elle semble nous convaincre que les objets et les choses sont semblables à des êtres en perpétuelle transformation : «des êtres-objets (ou objets-êtres?) caractérisés par le fait qu’ils sont en proie à une transformation continue et […] qui expriment la perpétuité de la lutte entre les puissances agrégeantes et désagrégeantes qui se disputent la véritable réalité de la vie.»

Inès Mélia se joue du caractère réconfortant, affectif, presque régressif de ces fromages. Les formes rondes, douces et molles de ces mimolettes et bûchettes de chèvre, mises en scène de manière ludique dans ses images, offrent la possibilité de créer un monde à partir de presque rien. En ce sens, il y a une certaine communauté d’esprit avec les bricolages photographiques de denrées alimentaires de Fischli & Weiss, tels que le Défilé de mode des saucisses (1979) ou The Way Things Go (1987). Ce film expérimental documente une longue chaîne causale composée d’objets quotidiens et de matériaux industriels sous l’emprise d’une lente combustion.

Qu’il s’agisse d’objets naturels, de denrées alimentaires, d’objets manufacturés, durables ou périssables, trouvés ou réinterprétés, Inès Mélia renoue avec l’histoire du ready-made duchampien, auxquelles elle vient greffer d’autres tendances de l’histoire de l’art : celle d’un Man Ray figeant l’image incongrue d’un « élevage de poussière » sur le Grand Verre, ou le goût d’un Salvador Dali ou d’un Claus Oldenburg pour la mollesse et l’incongruité des formes et des objets ou encore d’un Erwin Wurm pour la philosophie de l’absurde. Son travail pourrait aussi évoquer les formes éphémères, périssables, en état de dégradation avancée de Michel Blazy. 

C’est aussi un nouveau rapport à l’oisiveté et à la vie contemplative, cette expérience de désœuvrement amenée par la pandémie, qui se joue dans l’œuvre d’Inès Mélia. Dans Chez soi, une odyssée de la vie domestique, l’écrivaine Mona Chollet exprime la sagesse des « casaniers, injustement dénigrés » dans un éloge de la domesticité. «Aimer rester chez soi, écrit-elle, c’est se singulariser, faire défection. C’est s’affranchir du regard et du contrôle social». Les journées, semblables les unes aux autres, avec pour seul horizon, les murs étroits de sa propre sphère domestique et familière s’ouvrent à de nouvelles rencontres inattendues d’objets, de voyages immobiles… Le chez-soi est ce refuge pour se ressourcer, se replier, propice aux vagabondages introspectifs.

Inès Mélia se joue de sa condition féminine et atteste de la possibilité de se réaliser chez soi, dans son propre espace domestique et de création. Elle affirme également que la position d’artiste suppose aussi ce repli, ce temps de contemplation et de retrait des affaires du monde. En réalité, il n’y a pas de vie qui ne soit pas domestique. Inès Mélia met en lumière comment l’espace domestique et les choses qui l’habitent peuvent soutenir l’activité créatrice, et se constituer comme un puissant ressort narratif, un inépuisable répertoire formel dans une dialectique à l’encontre des catégorisations entre l’homme et la femme, notamment à travers le rapport à la nourriture.Son œuvre est liée à l’histoire de l’art et à l’histoire de l’artiste dans son quotidien. C’est une manière de dire que les artistes travaillent aussi en marge de la vie sociale, au sein de la sphère familière de leur atelier, qui est souvent également leur espace de vie, mais plus encore, que l’activité artistique est un travail quotidien prenant la dimension de toute une vie. Les artistes sont confinés par essence, même s’ils alternent des phases d’ouverture sur le monde et de repli créateur.

Dans L’invention du quotidien. Tome 1 Arts de faire, le philosophe Michel de Certeau porte son attention sur les ruses de l’oisiveté par lesquelles l’homme du commun parvient à apprivoiser le quotidien et à en faire une source de créativité. Pour de Certeau, l’homme invente le quotidien grâce aux arts de faire, ces ruses subtiles, ces tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, pour se réapproprier l’espace et l’usage des choses à sa façon.  Il y a de cela dans l’attitude d’Inès Mélia. Chez elle, l’oisiveté ne cesse d’inventer des stratagèmes pour utiliser un environnement immédiat : une volonté certaine de bricoler, d’inventer des dispositifs poétiques qui permettent de s’échapper du quotidien ou de l’égayer. Dans Domestic Life Inès Méliarévèle une forme de créativité journalière, désinvolte et buissonnière, à travers une mise à plat de l’étonnante et inépuisable plasticité des formes elles-mêmes… Ces formes, qui sous son objectif, réactivent le rêve et la poésie qui se seraient solidifiés dans les objets les plus ordinaires.

Jérôme Sans, mai 2021

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