Ne me retiens pas (FR)

DRYING IN THE COLOR OF THE EVENING SUN (FRAGILE, STING, 1988)

A travers sculpture, peinture, photographie ou musique, Inès Mélia compose à partir de motifs souvent triviaux que son geste déplace avec malice et justesse. Après sa série « La vie domestique » au sein de laquelle elle assemble des objets du quotidien (livres, vaisselle, etc.), elle poursuit son questionnement sur l’intime, les préjugés de genre et au-delà, sur ce dont le microcosme du foyer témoigne de notre rapport au monde. 

Pour sa première exposition personnelle à la galerie 75 Faubourg, Inès Mélia présente en regard sa dernière série de tableaux et ses sculptures de livres, articulant sa proposition autour de La Prisonnière, cinquième tome de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Enfermé dans les totems comme étalé sur les toiles, le texte jalonne l’exposition, motif formel et matière narrative. 

Jouant de l’erreur de traduction issue de l’évangile selon Saint Jean dans lequel Jésus ressuscité s’adresse à Marie Madeleine, « Noli me tangere », traduit « ne me retiens pas » plutôt que « ne me touche pas », l’exposition interroge cette image de la perte et de la disparition allant toujours de pair avec la volonté de retenir. De l’extrait biblique, Inès Mélia retient moins le spiritualisme sentimental que la métaphore d’une tension inhérente à toute narration. Par la mise à plat des pages qu’elle retravaille dans de grandes compositions peintes autant que par son geste sculptural d’accumulation de livres sous la forme de totems, elle se donne pour objectif de libérer les mots et de révéler cette tension.  

Le texte pose l’histoire du narrateur proustien et de son amante Albertine, une femme qui l’obsède et qu’il maintient insidieusement sous son contrôle. S’appropriant ce texte classique, elle altère le manuscrit par la peinture et l’assemblage, et le transforme pour l’éclater dans l’espace sous la forme de toiles et de sculptures. « Il s’agit de rendre ‘visible la porte de l’invisible’, d’ouvrir un espace où le mot, la forme et la couleur se rencontrent. ». Les deux mediums, issus de la pratique plurielle de l’artiste et choisis pour cette exposition, s’opposent et se complètent. Les toiles permettent de libérer le texte, le faire resurgir en surface quand les sculptures témoignent de l’enfermement des mots, en tension, coincés, prisonniers des livres qui les enferment. 

Cette expérience d’union de la peinture et de la littérature s’inscrit dans une histoire personnelle, une mythologie fondatrice pour l’artiste qui n’est que le point de départ d’un geste qui dépasse le récit de soi.  « Quand j’étais à l’école, ma professeure de littérature m’a commandé une toile. C’était ma toute première commande. En guise de paiement, elle m’avait constitué une véritable bibliothèque de tous ses ouvrages préférés (Les Lettres de Van Gogh, Du Spirituel dans l’art de Kandinsky, Saint John Perse, La disparition de Georges Perec…) ». Aux livres qu’elle reçoit l’artiste associe les histoires qu’ils racontent, des souvenirs, des émotions, autant que des styles, des sons, des formes et des couleurs. 

De ce rapport de synesthésie au livre opère une poésie de l’ordinaire et de la rencontre. Son œuvre se construit, avec une certaine parodie, à partir de l’histoire générale des formes autant qu’elle maintient une connexion profonde aux contenus qu’elle déploie. Empruntant à la fois au lettrisme formel, radical et révolutionnaire d’Isidore Isou qu’à la pratique plus concrète et engagée de Tim Rollins au sein du groupe K.O.S. (Kids of Survival, collectif fondé dans les années 1980) Inès Mélia compose avec la ligne, le paragraphe et la page mais ne détache jamais complètement le signe du sens. En déplaçant les schémas d’organisation mentaux traditionnels vers une exploration et un agencement libre voire aléatoire du texte, elle poursuit l’idéal de ce dernier et participe de son approche socio-politique de l’éducation et de l’art, « désigné comme un processus collaboratif dans lequel la créativité individuelle est au service d’une entreprise de transformation sociale ». Aux punchlines politiques radicales sur papier journal de Rikrit Tiravanija qui saisissent le monde pour le secouer, Inès Mélia donne ainsi le pendant poétique et introspectif à la source de tout bouleversement. 

Entre érudition et spontanéité, elle rend sa liberté à l’objet et son contenu en l’extrayant à sa condition bourgeoise ou élitiste. Le livre devenu objet de décoration bourgeois, condamné à sa réclusion bibliothécaire, est ici repensé comme un parcours déambulatoire. Le texte particulièrement imposant de la recherche de Proust ainsi décomposé en fragments échappe alors à l’exigence moralisatrice d’une lecture exhaustive. Dans le juste héritage de Tim Rollins, l’humour tendre qui caractérise la pratique d’Inès Mélia se pose moins comme une critique que comme la proposition d’une expérience de la langue concrète qui réinvestirait le poétique dans son acception originelle. 

Inès Mélia pense l’objet livre et son contenu comme une totalité indivisible. Le livre, parcouru et agencé d’une certaine manière, est vecteur et métaphore d’une organisation mentale, d’un agencement spécifique qui informe une manière de penser : « Le livre est pour moi un support graphique, minimal, rassurant qui me permet d’organiser et d’ordonner mon monde intérieur. ». En proposant une autre organisation, Inès tente de sortir les mots des structures qui les contiennent. La suite, l’espace, le manque, l’ellipse, sont autant de créations de compositions et de combinaisons formelles qui mènent à d’autres contenus induits par les attentions et le vécu de tout un chacun. 

Le grec poïesis (du verbe poïen fabriquer, produire, et agir) signifie à la fois l’action de faire, la création, la production. Ici, il s’agit plus littéralement de « mettre hors de » ou de « mener vers ». À la linguistique de Ferdinand de Saussure ou de Noam Chomsky comme grammaire, c’est-à-dire comme système de signe parfait trop souvent fétichisé, Inès Mélia propose une langue flexible qui embrasse les imperfections et les aléas. Les corrélations entre les systèmes d’écriture (la langue et les signes), leur matérialité (rouleau, livre, fichier numérique) et les systèmes de pensée sont affaire d’influence et de transformation mutuelle. En ce sens, Inès Mélia nous invite à enrichir notre vision commune du monde en embrassant la diversité de nos représentations mentales informées par le langage.

A cette libération assumée du langage par les tableaux répondent ce que nous pourrions appeler les totems d’ennui, composés par un assemblage de livres fermés posés les uns sur les autres dans un équilibre apparemment précaire. Maintenus fermés par la structure qui les contient et qu’ils forment. Comme la prisonnière de Proust, les liens qui maintiennent les livres fermés et les histoires qu’ils contiennent prisonnières sont invisibles, psychologiques plutôt que matériels. Albertine, héroïne proustienne que le narrateur semble vouloir retenir dans son appartement, n’est évidemment pas un motif apparu par hasard. La question de la domesticité et de la place de la femme dans la société, latente dans le travail d’Inès Mélia, n’est que la surface d’une réflexion sur la condition domestique de tous initiée avec le projet Domestic Life

Dans L’invention du quotidien. Tome 1 Arts de faire, le philosophe Michel de Certeau porte son attention sur les ruses de l’oisiveté par lesquelles l’homme du commun parvient à apprivoiser le quotidien et à en faire une source de créativité. Pour de Certeau, l’homme invente le quotidien grâce aux arts de faire, ces ruses subtiles, ces tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, pour se réapproprier l’espace et l’usage des choses à sa façon.  Il y a de cela dans l’attitude d’Inès Mélia. Chez elle, l’oisiveté ne cesse d’inventer des stratagèmes pour utiliser un environnement immédiat : une volonté certaine de bricoler, d’inventer des dispositifs poétiques qui permettent de s’échapper du quotidien ou de l’égayer. En ce sens, elle s’inscrit dans un continuum formel millénaire. Elle regarde l’histoire des formes et la culture visuelle mais avec ironie et lucidité, en contrepied du fantasme romantique des avant-gardes pour la modernité régie par la recherche de la nouveauté. Inès Mélia est consciente qu’aucune forme ne peut plus naître ex nihilo, mais que toutes peuvent être réinventées et transformées à tout moment. Elle nous rappelle que l’art et la création sont par principe, une chaîne interminable, de choses déjà existantes, et qu’il n’y a pas de création sans recréation.

De cette histoire des formes, elle emprunte également à la poésie des œuvres de Constantin Brancusi. Ses totems de livres ne sont en effet pas sans rappeler la Colonne sans fin du sculpteur roumain. Les totems d’Inès convoquent ou plutôt invoquent le livre dans un rapport spirituel quasi mystique, prières païennes d’une quête de libération matérielle et spirituelle. Comme un hommage aux formes utiles mais non moins puissantes formellement d’Ettore Sottsass, les formes simples et organiques des compositions peintes et sculptées d’Inès résonnent avec le designer italien qui disait de ses propres créations qu’elles renvoient : « aux grandes révolutions cosmiques dont la vie humaine est un fragment ». Et de son utilisation de la couleur qu’elle « libérait des énergies positives, vitales voire thérapeutiques ».

Dans les impuretés assumées des Candlecheese d’Inès Mélia, sculptures de fromage en céramique, objet suprême du moisissement, résidait peut-être la métaphore de notre propre déliquescence programmée. Alors que ces dernières dépendaient des aléas de la cuisson du four à céramique, le hasard de l’ouverture des pages des sculptures de livre, leur caractère éphémère et malléable causé par la facilité qu’a la page de tourner voire, peut-être, de se déchirer, sonne comme un rappel à la fragilité du monde. En cela, la dichotomie qui scinderait l’extérieur et l’intérieur, le monde et la maison, comme deux entités distinctes est inévitablement ébranlée. A l’heure de l’abondance et de la séduction opérées par les images contemporaines, elle rappelle que tout se joue d’abord à notre échelle : celle de la maison, de l’intime, du langage et de la pensée. 

Entre libération et enfermement, Inès Mélia révèle une ambiguïté inhérente à la lecture : l’intimité libératrice du livre, comme voyage, comme ouverture mentale sur le monde, induisant parfois la seule échappatoire possible à un enfermement contraint ou subi. En soulignant ce paradoxe elle interroge également la position de l’artiste qui suppose aussi ce repli, ce temps de contemplation et de retrait volontaire et nécessaire des affaires du monde. Être artiste, c’est affirmer sa liberté. 

Inès Mélia met en lumière comment l’espace domestique et les choses qui l’habitent peuvent soutenir l’activité créatrice, et se constituer comme un puissant ressort narratif, un inépuisable répertoire formel. Son œuvre est aussi liée à l’histoire de l’art et à l’histoire de l’artiste dans son quotidien. C’est une manière de dire que les artistes travaillent aussi en marge de la vie sociale, au sein de la sphère familière de leur atelier, qui est souvent également leur espace de vie, mais plus encore, que l’activité artistique est un travail quotidien prenant la dimension de toute une vie. Si les artistes sont confinés par essence, s’ils alternent des phases d’ouverture sur le monde et de repli créateur, il n’est que l’expérience de l’œuvre, le contact avec l’art, qui soit exempt de l’insoutenable poids du réel. 

« Ne me retiens pas » pourrait finalement se traduire avec d’autres formules : Laisse-moi partir, laisse-moi tranquille. Pour l’artiste comme pour tout un chacun, cette injonction n’est pas celle d’une condamnation à la réclusion en dehors du monde mais bien une invitation à en sortir pour mieux y retourner. Être artiste, c’est affirmer sa liberté, c’est aller et venir selon son seul bon vouloir. Ne me retiens pas, je reviens tout de suite, je reviens peut-être, je ne reviens jamais. 

Jérôme Sans, mars 2022